Mémoire à l’intention du Comité de la concurrence de l’OCDE sur la réglementation et la concurrence

Le 26 mai 2021

Sur cette page :

Introduction

Le Bureau de la concurrence du Canada (le « Bureau ») est heureux de présenter ce mémoire au Comité de la concurrence de l’OCDE en vue de la table ronde sur la réglementation et la concurrence.

Le Bureau, qui est dirigé par le commissaire de la concurrence (le « commissaire »), est un organisme d’application de la loi indépendant chargé d’assurer et de contrôler l’application de la Loi sur la concurrence (la « Loi »)Note de bas de page 1 ainsi que d’autres lois. Dans le cadre de son mandat, le Bureau s’emploie à ce que les entreprises et les consommateurs canadiens prospèrent dans un marché concurrentiel et innovateur.

Bien que l’interaction entre la concurrence et la réglementation puisse avoir une incidence sur le travail du Bureau dans un large éventail de ses activités, comme celles qui portent sur la promotion de la concurrence, les infractions pénales en matière de fixation des prix et les fusions, le présent mémoire est axé essentiellement sur la disposition relative à l’abus de position dominante, soit l’article 79 de la LoiNote de bas de page 2. En particulier, deux affaires portées par le Bureau devant les tribunaux au cours des dernières années ont permis de clarifier davantage la façon dont cette interaction peut être abordée en ce qui concerne les questions d’application du droit civil.

Une doctrine d’interprétation, connue sous le nom de théorie de la conduite réglementée (la « TCR »), est apparue dans la jurisprudence canadienne et soutient que la Loi peut être considérée comme ne s’appliquant pas à certains comportements qui sont régis ou autorisés, expressément ou implicitement, par une autre loi valide. Comme l’indique le Bulletin du Bureau sur la conduite réglementéeNote de bas de page 3, les tribunaux canadiens ont, dans des circonstances précises, accordé l’immunité contre toute poursuite en vertu des dispositions pénales de la Loi à des entités qui ont adopté un comportement autorisé ou exigé par une loi valide. Cependant, la jurisprudence est moins développée en ce qui concerne l’application de la TCR à une conduite régie par les dispositions civiles ou relatives aux pratiques commerciales susceptibles d’examen de la Loi.

À cet égard, la récente affaire menée par le commissaire contre l’Autorité aéroportuaire de Vancouver (« AAV ») a donné lieu à une décision du Tribunal de la concurrence (le « Tribunal »)Note de bas de page 4 qui a fourni des indications précieuses. Le Tribunal a conclu que la TCR ne peut être invoquée en ce qui concerne l’article 79 de la Loi. Plus particulièrement, le Tribunal a estimé que cet article de la Loi n’est pas formulé de manière à permettre l’application de la TCR. L’analyse du Tribunal est importante non seulement pour l’interprétation de l’article 79, mais elle s’appliquerait probablement à d’autres dispositions de la Loi sur les pratiques commerciales susceptibles d’examen, comme le refus de vendre ou le maintien des prix, en raison de leur structure similaire.

Bien que la TCR ne puisse être invoquée dans le cadre d’allégations d’abus de position dominante, le Tribunal avait noté dans une décision antérieure que la réglementation serait toujours pertinente si l’intimé dans une affaire civile établit qu’il a adopté le comportement pour se conformer à la réglementation. La compréhension du cadre réglementaire et de l’objectif qui pousse une personne à adopter un comportement est donc un aspect très important de l’évaluation à laquelle procède le Bureau pour déterminer si le caractère global du comportement de l’intimé est anticoncurrentiel. Dans l’affaire d’abus de position dominante opposant le commissaire à la Chambre immobilière de Toronto (Toronto Real Estate BoardNote de bas de page 5 ou « TREB »), la Cour a énoncé les exigences à satisfaire pour que la conformité à une autre loi soit considérée comme une justification commerciale valable et non comme un simple prétexte à une conduite anticoncurrentielle contraire à l’article 79.

Application de la disposition de la Loi sur l’abus de position dominante aux entités réglementaires

En tant que loi d’application générale, la Loi s’applique aux entreprises de divers secteurs et marchés qui sont assujetties à de nombreuses lois canadiennes fédérales et provinciales différentes. Les organismes de réglementation ou les entités réglementées peuvent avoir le pouvoir d’influencer le processus concurrentiel sans que le gouvernement exerce une surveillance directe. Par exemple, ils pourraient accorder des licences aux nouveaux venus pour qu’ils puissent faire des affaires sur le marché, taxer des services particuliers ou imposer d’autres obstacles ou conditions à la concurrence.

L’interaction entre la Loi et la conduite réglementée lorsque cette conduite pourrait soulever des préoccupations du point de vue du droit de la concurrence a été assez peu examinée par les tribunaux. La décision rendue en 2019 par le Tribunal dans l’affaire opposant le commissaire à l’AAV est une décision importante qui a donné au Bureau des indications supplémentaires quant à l’application de la disposition relative à l’abus de position dominante dans ces circonstances.

Cette affaire portait sur des allégations selon lesquelles l’AAV aurait adopté un comportement anticoncurrentiel qui empêchait une ou plusieurs entreprises de services de restauration à bord des aéronefs d’accéder au marché et de s’y tailler une place. En tant qu’entité chargée de la gestion et de l’exploitation de l’aéroport international de Vancouver, l’AAV a soutenu qu’en vertu de la TCR, elle était à l’abri de la Loi pour ce qui est de son refus de permettre à une troisième entreprise de services de restauration à bord des aéronefs d’exercer ses activités à l’aéroport international de Vancouver. L’AAV a limité le nombre de concurrents à deux seulement, estimant qu’un troisième concurrent perturberait la concurrence à l’aéroport. L’AAV a affirmé que le marché ne pouvait pas supporter trois concurrents et que toute perturbation causée par le retrait potentiel d’un ou de plusieurs des fournisseurs en place serait préjudiciable à l’aéroport.

Le Bureau s’est dit préoccupé par cette conduite et a fait valoir que l’AAV devrait accorder des permis et permettre au processus concurrentiel de dicter la réussite des concurrents. Le Bureau a également soutenu que l’AAV pourrait avoir été incitée à limiter la concurrence afin de percevoir davantage de droits de permis, lesquels étaient liés aux revenus des fournisseurs de services de restauration titulaires.

La théorie de la conduite réglementée

L’AAV a soutenu qu’elle devait être protégée de l’article 79 parce qu’elle était autorisée par la loi à adopter la conduite alléguée afin de s’acquitter de son mandat d’intérêt public. Le commissaire n’était pas d’accord avec l’AAV sur la possibilité d’invoquer la TCR en raison du libellé de l’article 79 qui n’accorderait pas la latitude requise pour appliquer la TCR. Le commissaire a également fait valoir que le règlement sur lequel l’AAV s’appuyait pour accorder ou non l’autorisation ne lui conférait pas le pouvoir nécessaire pour adopter un comportement d’exclusion.

Le Tribunal a jugé que la TCR « vise en fait à concilier les compétences fédérale et provinciale, de manière à ce que la Loi puisse atteindre ses objectifs sans faire obstacle à un régime réglementaire provincial validement adopté »Note de bas de page 6. En examinant l’application de la TCR aux affaires relevant de l’article 79 de la Loi, le Tribunal a jugé que deux conditions devaient être remplies. Premièrement, la disposition particulière de la Loi doit être libellée de façon à accorder la latitude nécessaire pour permettre aux autres lois de s’appliquer et, par conséquent, soustraire la conduite au champ d’application de la Loi. C’est ce qu’on appelle la nécessité pour la Loi de contenir les mots « accordant la latitude requise ». Deuxièmement, l’intimé doit démontrer que la conduite alléguée était prescrite, ordonnée ou autorisée par une loi ou un régime réglementaire validement adoptés. Si l’on concluait que la TCR était applicable, cela aurait pour effet de soustraire l’AAV à l’application de l’article 79 de la Loi.

Le premier critère repose sur l’idée que la législation fédérale aurait préséance sur les lois provinciales, à moins que la législation fédérale elle-même n’envisage implicitement ou explicitement la possibilité que d’autres lois s’appliquent. Cette notion de « latitude requise » était un élément important de l’évaluation du Tribunal visant à déterminer si l’article 79 de la Loi permettait l’application de ces autres lois. Dans sa décision, le Tribunal a indiqué que si les mots accordant la latitude requise, comme « indûment » ou « l’intérêt public », étaient clairement présents à l’article 79, cela pourrait suggérer que le Parlement a envisagé la possibilité que d’autres lois s’appliquent dans le cadre de la disposition sur l’abus de position dominante. Le Tribunal a souligné que « le fait de se conformer aux édits d’une mesure provinciale validement adoptée ne pouvait guère équivaloir à une chose qui est “contraire à l’intérêt public” ou à une chose qui est “indue” »Note de bas de page 7. En bref, si la latitude requise existe, le Tribunal sera probablement peu enclin à conclure qu’une conduite prescrite, ordonnée ou autorisée par une loi provinciale valide peut être considérée comme une contravention à la Loi.

En ce qui concerne le premier critère, le Tribunal a déterminé que l’article 79 ne contenait pas les mots accordant la latitude requise. Ce faisant, le Tribunal a jugé que le Parlement n’avait pas l’intention de soustraire la conduite en question à l’application de l’article 79 lorsque cette conduite était prescrite ou autorisée par un autre régime réglementaire. Quant au deuxième critère, le Tribunal a conclu que, malgré ses origines en tant que doctrine d’interprétation des lois fédérales et provinciales, la TCR peut également s’appliquer lorsque l’on prétend que la conduite reprochée est autorisée par une loi fédérale. Dans ce cas, les principes d’interprétation des lois s’appliqueraient pour concilier les conflits apparents entre la Loi et les exigences d’autres lois fédéralesNote de bas de page 8.

Ainsi, le Tribunal a reconnu que même si un intimé était assujetti à un règlement valide en vertu d’une autre loi, cela ne lui donnait pas carte blanche. Plus précisément, le Tribunal a indiqué que « le simple fait qu’une industrie soit réglementée ne veut pas dire que toutes les pratiques anticoncurrentielles sont permises au sein de cette dernière » et que les parties ne peuvent « se serv[ir] du pouvoir que leur confère la loi comme tremplin (ou comme moyen déguisé) pour se livrer à des pratiques anticoncurrentielles qui débordent le cadre de ce qu’autorisent les lois de nature réglementaire pertinentes »Note de bas de page 9.

Le Tribunal a finalement déterminé que même si le mandat de l’AAV en vertu du Règlement de l’aviation canadien était vaste, aucune disposition d’autres lois ne prescrivait, n’ordonnait ou n’autorisait l’AAV à limiter à deux le nombre de fournisseurs de services de restauration à bord des aéronefs. L’autorité dont disposait l’AAV ne l’empêchait pas de se conformer à l’article 79. Le Tribunal a donc conclu qu’aucune des deux conditions relatives à la TCR n’était remplie et que la conduite de l’AAV ne devait pas être soustraite à l’application de l’article 79 de la Loi. Le raisonnement suivi dans cette décision a de vastes répercussions sur toutes les entités réglementées au Canada en ce qui concerne l’article 79 de la Loi et, sans doute, d’autres dispositions sur les pratiques commerciales susceptibles d’examen.

Analyse de l’intention anticoncurrentielle et de la conformité à la réglementation

Dans cette décision au sujet de la TCR, le Tribunal a souligné que les dispositions relatives à l’abus de position dominante s’appliquent aux entités et aux conduites réglementées. Le cadre réglementaire demeure toutefois un élément important dans l’analyse de fond des dispositions sur l’abus de position dominante, car il est également pertinent pour établir l’intention de la conduite. La Loi prévoit que pour qu’une conduite contrevienne à l’article 79, l’objectif ou le caractère général de la conduite de l’intimé doit être anticoncurrentiel.

Lorsqu’il évalue l’objectif général de la conduite, le Bureau tient compte à la fois des preuves subjectives de l’intention (par exemple, les documents d’affaires décrivant l’objectif de la conduite) et des preuves objectives que constituent les conséquences raisonnablement prévisibles de la conduite. Le Bureau évaluera toute preuve d’intention anticoncurrentielle par rapport aux preuves indiquant que l’acte a été posé en vertu d’une justification commerciale légitime, c’est-à-dire les preuves démontrant que l’objectif de l’acte était d’améliorer l’efficience ou de favoriser la concurrenceNote de bas de page 10.

La conformité à d’autres lois et la promotion de l’intérêt public peuvent faire partie des faits pertinents dont le commissaire peut tenir compte afin de comprendre les motifs de la conduite, et ce, même si la TCR ne soustrait pas l’intimé à l’application de l’article 79. Par conséquent, il est important d’évaluer les affirmations des intimés ou des parties faisant l’objet d’une enquête selon lesquelles le but de leur conduite n’est pas d’exclure des concurrents, mais voulant que leur comportement soit plutôt motivé par le souci de se conformer à d’autres lois ou de promouvoir leur mandat d’intérêt public énoncé.

L’affaire d’abus de position dominante contre le TREB est un exemple de cas où l’intimé a plaidé la conformité réglementaire comme justification de la conduite alléguée. Dans cette affaire, toutefois, le TREB n’a pas réussi à convaincre les tribunaux que sa conduite était motivée par le respect de la réglementation ou requise par celle-ci. Par conséquent, les tribunaux ont conclu que des considérations proconcurrentielles ou relatives à l’amélioration de l’efficience ne constituaient pas le principal objectif de la conduite. Au contraire, l’affaire, qui a été portée devant la Cour d’appel fédérale (« CAF ») après que le TREB eut perdu devant le Tribunal, a abouti à une décision en faveur du commissaire et a fourni des indications précieuses sur la manière d’aborder de telles situationsNote de bas de page 11.

Dans l’affaire contre le TREB, le commissaire était préoccupé par les restrictions qu’imposait le TREB relativement à l’affichage et à l’utilisation de données sur les propriétés, notamment les données relatives aux ventes publiées par certains membres inventifs du secteur immobilier. Le TREB interdisait l’affichage de ces données sur des plateformes numériques comme les bureaux virtuels sur le Web. Les courtiers et agents immobiliers innovateurs souhaitaient également utiliser des données désagrégées à des fins d’analyse et offrir aux consommateurs des outils d’analyse novateurs sur ces bureaux virtuels sur le Web. Il est important de noter que si l’affichage et l’utilisation de ces données sur des plateformes novatrices étaient interdits, le TREB permettait aux membres de partager des informations immobilières avec des clients par des moyens plus traditionnels, comme en personne, par courriel ou par télécopie.

Le commissaire était préoccupé par les restrictions imposées par le TREB, car elles empêchaient les nouveaux courtiers immobiliers en ligne novateurs d’entrer sur le marché. Ces restrictions avaient plutôt pour effet de renforcer les courtiers traditionnels déjà établis, que l’on accusait le TREB de protéger. Dans son argumentation, le TREB a affirmé qu’il devait restreindre l’utilisation et l’affichage des données parce qu’il avait l’obligation de se conformer à plusieurs règlements, dont la législation relative à la protection des renseignements personnels.

Après avoir jugé que « les considérations juridiques, comme la protection des renseignements personnels, p[euv]ent apporter une justification valable à une pratique contestée »Note de bas de page 12, la CAF a voulu déterminer s’il existait un lien factuel entre l’exigence légale et la conduite contestée. Plus particulièrement, la CAF a estimé que « s’il peut être établi qu’une pratique ou une politique commerciale est prescrite par une loi ou un règlement, il importe peu que le respect en soit la motivation originale ou principale. »Note de bas de page 13 L’évaluation visant à déterminer si la conformité réglementaire peut constituer une justification commerciale légitime dépend en définitive des preuves relatives à la conduite de l’intimé. 

La CAF a clairement établi qu’il incombait au TREB de présenter des preuves pour étayer sa prétention selon laquelle le comportement était nécessaire pour se conformer aux règlements. En l’espèce, le TREB n’a finalement pas été en mesure de fournir des preuves convaincantes que l’affichage en ligne des données litigieuses constituerait effectivement une violation des lois sur la protection des renseignements personnels. Après avoir examiné les preuves, la CAF a également confirmé la conclusion du Tribunal selon laquelle le comportement du TREB était motivé par la volonté de conserver le contrôle des données afin de prévenir de nouvelles formes de concurrence, et non par des préoccupations proconcurrentielles, relatives à l’efficacité ou liées à la protection des renseignements personnels. En bref, la CAF a estimé que le caractère général du comportement du TREB était anticoncurrentiel.

La décision de la CAF indique que la conformité réglementaire peut être un facteur pertinent pour déterminer si l’objectif global de la conduite est de nature anticoncurrentielle ou s’il découle de considérations commerciales légitimes. La décision de la CAF établit par ailleurs clairement que de simples allégations de conformité réglementaire ne peuvent pas servir à se soustraire aux lois sur la concurrence. Il incombe toujours à l’intimé de présenter des preuves convaincantes permettant d’établir un lien entre le comportement et la réglementation. Plus récemment, le commissaire a adopté cette approche d’application de la loi dans d’autres affaires, notamment l’enquête sur Otsuka au début de 2020Note de bas de page 14.

Bien que la décision dans l’affaire du TREB clarifie le cadre d’analyse de l’évaluation de la conduite anticoncurrentielle, l’interaction entre l’application des dispositions civiles et la conduite réglementée au Canada nécessitera que le Bureau procède à des évaluations au cas par cas. Si des entités réglementées ou même des organismes de réglementation adoptent une conduite qui est directement autorisée ou prescrite par un cadre réglementaire valide, mais qui est aussi clairement motivée par des considérations anticoncurrentielles, le Bureau pourra soumettre ces questions au Tribunal pour décision.

Conclusion

Ce mémoire, qui porte sur la disposition de la Loi relative à l’abus de position dominante, traite de l’interaction entre la réglementation et l’application des lois sur la concurrence au Canada en présentant deux affaires portées devant les tribunaux qui ont permis au Bureau de mieux comprendre la manière dont ils en tiennent compte. Il s’agit d’un domaine où davantage de précisions seront apportées à mesure que le Bureau procédera dans l’avenir à des mesures d’application de la loi tout en continuant de discuter avec ses partenaires internationaux et de s’engager auprès d’eux.